La Semaine juridique, éd. Entreprise et Affaires, 2016 n° 1468

Quiproquos et paradoxes : la loi française sur les agents commerciaux n’est pas une loi de police - À propos de l’arrêt ArcelorMittal du 5 janvier 2016 –
Cass. com. pourvoi n° 14-10.628



 Pierre Alfredo

Maître de conférences à la faculté de droit de Montpellier

Avocat au barreau de Montpellier



Voici un arrêt inédit qu’on aurait pu s’attendre à trouver au Bulletin, et qui a retenu l’attention de la doctrine (N. Mathey, Pour la Cour de cassation, le statut de l’agent n’est toujours pas une loi de police !, Contrats, conc. cons., n° 3, mars 2016, comm. 64). Il pourrait apparaître comme une confirmation de l’arrêt Allium (Cass. com. 28 nov. 2000, n° de pourvoi 98-11.335, JCP E 2001, 997, note L. Bernardeau ; D. 2001, p. 305, obs. E. Chevrier), tandis qu’il est aussi conforme à l’arrêt Ingmar par lequel la Cour de justice des Communautés européennes statuait en sens contraire (CJCE, 9 novembre 2000, aff. C-381/98, JCP G 2001, I, 328, note L. Bernardeau ; Rev. crit. DIP 2001, p. 112, note L. Idot ; J. Raynard, Le droit à indemnité de l’agent commercial dans le contrat international : l’influence des lois de police communautaire (à propos de CJCE 9 nov. 2000 et Cass. com. 28 nov. 2000), Étude, Cah. dt. entr. 2001, p. 12).


1. Allium c/ Ingmar : Cour de cassation c/ Cour de justice ?


On se souvient de l’arrêt Allium par lequel la Cour de cassation, en jugeant que la loi du 25 juin 1991 codifiée dans les articles L. 134-1 et suivants du code de commerce n’est pas une loi de police applicable dans l’ordre international, avait approuvé la cour d’appel de Paris d’avoir débouté un agent commercial établi en France de sa demande d’indemnité de rupture d’un contrat d’agence soumis à la loi de l’État de New York qui ne prévoit pas l’attribution d’une indemnité de rupture.

Quelques jours auparavant, par son célèbre arrêt Ingmar, la Cour de justice des Communautés européennes, dans une affaire opposant un mandant américain et un agent établi en Grande-Bretagne qui avaient désigné la loi de Californie pour régir leur contrat, avait pourtant jugé que les articles 17 et 18 de la directive 86/653, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants (transposée en France par la loi du 25 juin 1991, et au
Royaume-Uni par les Commercial Agents (Council Directive) Regulations 1993), qui garantissent à l’agent un droit à indemnité de rupture, doivent trouver application dès lors que l’agent commercial a exercé son activité dans un État membre, et alors même que le commettant est établi dans un pays tiers et que, en vertu d’une clause du contrat, ce dernier est régi par la loi de ce pays. Ces dispositions communautaires sont donc lois de police applicables dans l’ordre international. La CJCE rappelait que l’article 17 de la directive fait obligation aux États membres de mettre en place un mécanisme de dédommagement de l’agent commercial après la cessation du contrat, et ajoutait que « les parties ne peuvent y déroger au détriment de l’agent commercial avant l’échéance du contrat » (point 22).

Par son arrêt Allium, la Cour de cassation a par conséquent violé le droit communautaire, qui a primauté, et la doctrine a critiqué sa position (not. L. Bernardeau, La loi n° 91-593 du 25 juin 1991 n’est pas une loi de police applicable dans l’ordre international, note de jurisprudence, JCP E, 997 ; Droit communautaire et lois de police, JCP G 2001, I, 328 ; J.M. Leloup, Agents commerciaux, éd. Delmas 2015, p. 306, qui qualifie l’arrêt Allium d’« accident »), comme celle de l’arrêt Ingmar lui-même pour sa conception extensive de la notion de loi de police communautaire (Rev. crit. DIP 2001, p. 107, note L. Idot).

Il ne semble pas pourtant qu’en jugeant que la désignation de la loi de l’État de New York par les parties devait conduire au rejet de la demande d’indemnité de rupture présentée par l’agent, la Cour de cassation ait voulu résister au juge communautaire et exposer la République française à une action en manquement, mais bien plutôt qu’à l’heure de statuer elle n’avait pas connaissance de l’arrêt Ingmar. Un simple quiproquo. C’est en tous cas ce que l’on croit pouvoir déduire des termes de son rapport annuel 2000, précisant que l’arrêt Allium « conforme aux principes applicables en droit français, est remis en cause par un arrêt de la CJCE rendu le 9 novembre 2000 ».
Autrement dit, elle avait tort, bien qu’elle ait eu raison.

C’est ce paradoxe que vient éclairer et résoudre l’arrêt AcelorMittal du 5 janvier 2016.

On pouvait en effet se demander s’il restait quelque chose de l’arrêt Allium. Si certains auteurs ont lu l’arrêt Ingmar comme reconnaissant le caractère de loi de police aux lois nationales de transposition de la directive (L. Bernardeau, Droit communautaire et lois de police, JCP G 2001, I, 328 ; L. Idot, cit.), on pouvait aussi considérer
que seuls les articles 17 et 18 de la directive méritent cette qualification, à l’exclusion des lois de transposition (P. de Vareilles-Sommières, Lois de police et ordre public international en matière contractuelle : problèmes d’interprétation des articles 7 et 16 de la convention de Rome du 19 juin 1980, actes du colloque ERA-Université Paris-Sud des 22-23 nov. 2001, spéc. n° 13).

Bien que l’arrêt Allium n’ait été rendu qu’en raison de la méconnaissance par la Haute juridiction française de la jurisprudence « jumelle » de la CJCE, il ne serait dès lors contraire au droit communautaire que pour avoir accepté une loi d’autonomie excluant toute indemnité de rupture pour l’agent.

C’est cette dernière lecture que retient l’arrêt ArcelorMittal.


2. Une confirmation de l’arrêt Allium par l’arrêt ArcelorMittal ?


La directive offrait en effet aux États membres une option entre deux régimes d’indemnisation : celui de l’article 17-2, inspiré du droit allemand ; et celui de l’article 17-3, inspiré du droit français, qu’on retrouve par conséquent dans notre loi du 25 juin 1991 (arts. L. 134-1 ss. c. com).

L’article 17-2-b) de la directive précise que « Le montant de l’indemnité ne peut excéder un chiffre équivalent à une indemnité annuelle », sans que l’agent soit par ailleurs privé de faire valoir des dommages-intérêts ; l’article 17-3 de la directive ne fixe au contraire aucune limite au montant de l’indemnité de rupture, qu’elle ne nomme alors plus autrement que par les termes « réparation du préjudice » (sur la nature juridique de l’indemnité de rupture, cf. Ph. Grignon, Le fondement de l’indemnité de fin de contrat des intermédiaires du commerce, Litec, 2000). On sait que la loi française ne fixe pas le montant de l’indemnité, ni ne spécifie aucune méthode de calcul, mais qu’il résulte de ce qu’un auteur a qualifié de « coutume jurisprudentielle » (J.-M. Leloup, op. cit.) qu’elle est fixée, sauf rares exceptions, à deux ans de commissions brutes, et que toute clause du contrat qui en limiterait le montant serait réputée non écrite.

L’article 17 de la directive accepte donc expressément que les États membres optent pour un régime limitant l’indemnité à un an de commissions, en sorte qu’une loi nationale écartant la « règle » prétorienne française qui fixe à deux ans le montant de l’indemnité lui serait conforme.

Dans ses observations sur l’arrêt Allium (rapport annuel 2000), la Cour de cassation, connaissance prise de l’arrêt Ingmar qu’elle vise expressément, annonce bien que sa jurisprudence « est remise en cause », mais précise aussi qu’elle est « conforme aux principes applicables en droit français ». Dès lors qu’elle justifie la position prise dans l’affaire Allium, qui mettait en cause une société française et une société étrangère, et qu’elle entend expliquer que la loi française n’est pas une loi de police, la référence au droit français doit être comprise comme relative au droit international privé français, puisque, en droit interne, nul ne conteste au contraire que le droit à indemnité est une mesure impérative, comme en dispose expressément le texte de la loi, et ainsi que le rappelle l’arrêt Allium lui-même. On pouvait en déduire que, dans la mesure où est
respecté l’article 17 de la directive, les dispositions d’une loi étrangère limitant l’indemnité due à l’agent en-deçà des réparations accordées conformément au droit français seront appliquées par le juge français.

C’est ce que confirme l’arrêt ArcelorMittal.

La société ArcelorMittal Revigny, mandant, revendiquait devant le juge français la limitation de l’indemnité de rupture prévue par la loi allemande, désignée par la règle de conflit, à la moyenne annuelle des commissions perçues par l’agent (HGB§89 b (3)), cependant que celui-ci soutenait que la loi française est une loi protectrice d’ordre public interne justifiant que soit écartée la limitation prévue par la loi étrangère compétente. L’arrêt rapporté approuve la cour d’appel (Nancy, ch. com. 2, 9 oct. 2013, ArcelorMittal Revigny c/ Strasser, Jurisdata, n° 2013-027750 ; Contrats, conc. cons. 2014, comm. 44, obs. N. Mathey) d’avoir, sur le fondement de la loi allemande reconnue compétente, limité l’indemnisation due à l’agent à une année de commissions.

En termes identiques, la Cour de cassation confirme ainsi son arrêt Allium en ce qu’il a jugé que « la loi du 25 juin 1991, codifiée aux articles L. 134-1 et suivants du code de commerce, loi protectrice d’ordre public interne, (n’est) pas une loi de police applicable dans l’ordre international », acceptant dès lors de ne pas remplir l’agent des droits à
indemnité auxquels il aurait pu prétendre en application de la loi française, qui n’est d’ordre public que dans l’ordre juridique interne.

Mais, en raison des différences existant entre les faits des deux espèces, la loi compétente étant cette fois-ci celle d’un État membre ayant transposé la directive et non plus celle d’un pays tiers excluant tout droit à indemnité, l’arrêt ArcelorMittal, au contraire de l’arrêt Allium, est néanmoins conforme à la jurisprudence communautaire telle qu’elle résulte de l’arrêt Ingmar.

Dans son arrêt United Antwerp Maritime Agencies (Unamar) NV (CJUE 17 oct. 2013, aff. C-184/12, JCP G 2014, 1287, note C. Nourissat ; Contrats, conc. cons. 2014, comm. 4, note N. Mathey) rendu en interprétation de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, la Cour de justice confirme qu’il suffit que la loi choisie par les parties satisfasse à la protection minimale prescrite par la directive, tout en autorisant le for, sans l’y contraindre, à reconnaitre à la lex fori le
caractère de loi de police pour écarter la loi d’un État membre choisie par les parties conforme à la directive.

Dans l’arrêt ArcelorMittal, la Cour de cassation pouvait par conséquent, sans méconnaître le droit communautaire, tout à la fois appliquer la loi allemande compétente et conforme à la directive bien qu’elle limite l’indemnité de rupture, ou l’écarter pour appliquer la loi française plus favorable à l’agent, si elle avait estimé « pour un motif tiré du caractère impératif » de la loi française dans l’ordre juridique français, que le législateur français « a jugé crucial » d’accorder à l’agent une protection « allant au-delà de celle prévue par la directive » (arrêt Unamar, point 52).

Pour autant qu’elle ait choisi de confirmer le principe dégagé par l’arrêt Allium, si elle avait eu à rejuger le même cas d’espèce, on peut néanmoins supposer qu’elle aurait opéré un revirement de jurisprudence en reconnaissant à l’agent établi en France un droit à indemnité de rupture, conformément au droit communautaire tel qu’il a été interprété par la Cour de justice dans l’arrêt Ingmar, malgré l’absence de tout droit à indemnité dans la loi américaine désignée par les parties.

Mais quel en aurait été alors le quantum ? La directive, qui ne bénéficie pas de l’applicabilité directe horizontale, abandonne en toute hypothèse sa fixation aux lois de transposition, et l’on ne voit pas le critère qui entrainerait le rattachement à la loi française : il ne s’agit pas d’une question de procédure soumise à la loi du for, et cette dernière ne serait ni lex contractus, par hypothèse, ni loi de police, ainsi qu’en décide la jurisprudence du for lui-même, confirmée dans l’arrêt ArcelorMittal. Le contrat ne présenterait par ailleurs aucun élément de rattachement au système juridique d’un autre État membre, et faire par défaut application de la loi française en allouant une indemnité égale à deux ans de commissions serait à la fois contraire au principe d’autonomie, les parties ayant désigné une loi privative de toute indemnité, et aller au-delà des exigences des seules dispositions jugées impératives dans l’ordre international, les articles 17 et 18 de la directive, qui admettent une indemnité moindre.