Droit de la concurrence :
une approche franco-espagnole


La relation franco-espagnole exige la connaissance des contraintes imposées par le droit économique des divers ordres juridiques concernés, d'application cumulative. Plus que le cumul, c'est la confrontation qui intéresse. Entre droit français et espagnol de la concurrence, elle révèle que les préoccupations et les mécanismes sont partagés, mais que l'approche diffère. Essentiellement par l'éclatement des frontières conceptuelles posées entre des disciplines juridiques artificiellement isolées



Recueil Dalloz n° 42 - 30 Novembre 2000


Pierre Alfredo

Avocat au barreau de Montpellier

Maître de conférences à l'université de Paris XII


Longtemps il a suffi à l'exportateur de connaître le droit du commerce international, c'est à dire le droit international privé appliqué au commerce, et les aspects utiles du droit commercial interne des pays avec lesquels il entretenait des relations d'affaires. Le principe de liberté contractuelle faisait le reste. Mais aujourd'hui, on ne compte plus les règles impératives, les interdictions, les obligations, que la loi impose au vendeur professionnel, souvent assorties de sanctions pénales. Le droit de la consommation apporte au consommateur une protection face à de nouvelles règles du jeu de la distribution qui le rendent plus vulnérable et mettent en évidence l'insuffisance des principes du droit civil classique des contrats. Mais la concurrence entre professionnels elle?même appelle l'intervention de l'autorité centrale, non pour diriger l'économie, mais pour en assurer la liberté. C'est le paradoxe du droit économique, impressionnant réseau d'interdictions au service d'une économie libérale.

Lorsqu'il s'agit des relations franco?espagnoles, c'est à un triple réseau d'interdictions que l'on est confronté. Celui issu du droit communautaire, et celui conçu par chacun des deux droits internes, le français, l'espagnol. En Espagne, on veillera encore au droit propre à chaque Communauté autonome, essentiellement en ce qui concerne le droit de la consommation pour lequel leurs compétences sont étendues. En matière de consommation, le niveau communautaire offre essentiellement des directives, qui ne sont pas d'application directe et dont la mise en œuvre est déléguée aux lois internes des Pays membres. En matière de concurrence, le recours à des textes communautaires d'application directe sur le territoire des Pays membres est au contraire le plus fréquent, même si parfois des exigences de seuils de sensibilité élevés, subordonnent leur application.

Quant au droit espagnol de la consommation ou de la concurrence, il s'appliquera aux ventes transfrontalières, et les commerçants français seront bien avisés d'en tenir compte. Il convient de souligner en liminaire que les mécanismes de protection de la liberté d'entreprise dans le marché espagnol se trouvent dans des textes non codifiés. Les relations entre les opérateurs économiques sont essentiellement régies par la loi dite de défense de la concurrence, n° 16/1989 du 17 juillet 1989, la loi sur la concurrence déloyale, n° 3/1991 du 10 janvier 1991, la loi dite générale de publicité, n° 34/1998 du 11 novembre 1988, transposant une directive CEE du 10 septembre 1984 sur la publicité trompeuse, et la loi relative aux conditions générales, n° 7/1998 du 13 avril 1998, transposant la directive CEE 93/13 du 5 avril 1993 relative aux conditions abusives et aux conditions générales.


I- La loi de défense de la concurrence


La loi de défense de la concurrence met en place des mécanismes de contrôle par le service de défense de la concurrence (équivalent de notre DGCCRF) et le tribunal de défense de la concurrence (équivalent de notre Conseil de la concurrence), des accords et des pratiques restrictives ou abusives. Ces dispositions interdisent l'exercice abusif du pouvoir économique ainsi que les conduites unilatérales qui, par des moyens déloyaux, sont susceptibles de fausser de manière sensible la concurrence dans tout ou partie du marché national. L'article 1-1 de la loi définit les " conduites illicites ", au nombre desquelles, les accords, mais également les décisions ou recommandations collectives ou les simples pratiques parallèles conscientes, que ne vise pas le texte français (ordonnance du 1er déc. 1986), mais que la jurisprudence française tient pour constitutives d'entente tacite (parallélisme des comportements).

Sont particulièrement visées les conduites relatives à la fixation des prix ou des conditions commerciales ; la limitation ou le contrôle de la production, de la distribution ou du progrès technique ; au partage des marchés ou des sources d'approvisionnement ; mais aussi celles qui ont pour objet la mise en œuvre de conditions discriminatoires ; la subordination de la conclusion d'un contrat à l'acceptation de prestations supplémentaires sans rapport avec l'objet du contrat (ventes liées).

Le texte espagnol comprend donc dans un seul et même chapitre (chap. 1 du titre I), à la fois les dispositions consacrées par l'ordonnance française aux pratiques anticoncurrentielles (titre III), et celles consacrées aux pratiques restrictives (titre IV), ces dernières étant en tout état de cause dans les deux systèmes juridiques, illicites, sans qu'il soit nécessaire qu'elles résultent d'une entente prohibée. Les articles 3, 4 et 5 de la loi prévoient les hypothèses où de tels accords ou pratiques peuvent être autorisés au motif qu'ils contribuent à l'amélioration de la production ou de la commercialisation des biens et services ou à la promotion du progrès technique ou économique, pour autant que les consommateurs puissent en bénéficier. Ces dérogations peuvent résulter soit d'une décision individuelle du tribunal de défense de la concurrence, soit de règlements d'exemptions par catégories. Par décret n° 157/1992 du 20 février 1992, l'Espagne a intégré globalement à son système juridique interne tous les règlements communautaires d'exemption par catégories pris avant cette date, auparavant déjà, bien sûr, applicables à l'Espagne en vertu du principe communautaire d'applicabilité directe, mais seulement lorsque étaient en cause des relations commerciales au niveau communautaire.

L'abus de position dominante, rangé en France parmi les pratiques anticoncurrentielles, fait en revanche en Espagne l'objet de dispositions particulières dans l'article 6 de la loi. La position dominante n'est pas prohibée, seul l'étant son éventuel abus, même si la naissance de la position dominante cherche à être maîtrisée par la réglementation sur les concentrations (chapitre II du titre I de la loi espagnole), d'actualité en Espagne à l'occasion des fusions entre grands groupes d'assurances, AXA ayant absorbé une grande partie du marché espagnol de l'assurance. Sont visés à titre d'exemples non exhaustifs d'abus de position dominante, l'imposition de prix ou d'autres conditions commerciales non équitables ; la limitation de la production, de la distribution ou du progrès technique ; le refus injustifié de satisfaire des demandes d'achat de produits ou de prestations de services ; les pratiques discriminatoires ; les ventes liées.

On observera sur ce point que le refus de vente, qui n'est pas interdit en Espagne en tant que pratique, le devient lorsqu'il est opposé par une entreprise jouissant d'une position dominante sur tout ou partie du marché national. La France interdisait la pratique elle-même, avant que la loi du 1er juillet 1996 sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales, dite "loi Galland", n'abroge l'article 36-2 de l'ordonnance de 1986. La pratique n'étant désormais prohibée, comme en Espagne, que lorsqu'elle est le fait d'une entreprise en position dominante, ou lorsqu'elle résulte d'une entente illicite, ou encore lorsqu'elle revêt un caractère discriminatoire ou matérialise une rupture abusive de relations commerciales. On observera également que l'exploitation abusive d'un état de dépendance économique, ajoutée par le texte français aux hypothèses de pratiques abusives, n'est pas expressément recueillie par la loi espagnole, encore qu'elle puisse être appréhendée par le biais d'autres textes.

L'article 7 de la loi de défense de la concurrence du 17 juillet 1989 donne compétence au tribunal de défense de la concurrence pour juger, outre les conduites prohibées examinées ci-dessus, les actes de concurrence déloyale qui, faussant de manière sensible la libre concurrence, affectent l'intérêt public. Ce texte mérite d'être souligné, et mis en relation avec la loi du 10 janvier 1991, relative à la concurrence déloyale, et dont l'article 22 donne compétence aux juridictions de droit commun pour les procédures spécifiques prévues par ce texte pour juger les actes de concurrence déloyale eux-mêmes, sans qu'il soit nécessaire qu'ils affectent l'intérêt public. En France, en effet, le droit de la concurrence n'englobe pas le droit de la concurrence déloyale, laquelle relève des mécanismes classiques du droit de la responsabilité civile tel qu'il résulte du code civil ; de fait, des seuls quelques mots de l'article 1382. En Espagne, tout ceci procède au contraire du même ordre de préoccupation. La concurrence déloyale a droit de cité dans la loi de défense de la concurrence, et une loi spécifique vient rassembler ce qui chez nous est épars et doit être déchiffré dans la religion du cas d'espèce et dans l'austère et incertaine étude de la jurisprudence.

Les sanctions prévues en cas d'infraction aux dispositions des articles 1, 6 et 7 sus-cités de la loi de défense de la concurrence, sont lourdes : amendes jusqu'à 150.000.000 de pesetas ou au delà, jusqu'à 10% du volume des ventes de l'exercice précédent la décision du tribunal de défense de la concurrence. Les dirigeants sociaux des personnes morales reconnues coupables peuvent en outre être personnellement condamnés à 5.000.000 de pesetas. Des astreintes peuvent encore être prononcées, dites " amendes coercitives ", pour contraindre à cesser le comportement interdit, sans préjudice des actions en responsabilité civile aux fins d'indemnisation des préjudices soufferts, qui peuvent par ailleurs être introduites devant les juridictions de droit commun.


II- La loi sur la concurrence déloyale


Mais revenons à la loi sur la concurrence déloyale du 10 janvier 1991. La définition de l'acte de concurrence déloyale est dépourvue de toute précision juridique : est déloyal, tout comportement objectivement contraire aux exigences de… la bonne foi. Cependant, la loi présente ensuite les actes qui répondent à ce critère, et l'on y retrouve les notions dégagées par la jurisprudence française, dans une construction purement prétorienne de la matière, qui, à la vérité, n'est plus si rare dans notre droit, pour aussi fort qu'il se proclame des principes du droit écrit et de la séparation des pouvoirs. 

L'énumération, non limitative, vise les actes dits de confusion (art. 6), que caractérise le seul risque d'association par les consommateurs au regard de l'origine de la prestation ; les actes de tromperie (art. 7), prenant également en compte la simple omission susceptible d'induire en erreur ; les cadeaux publicitaires plaçant le consommateur dans l'obligation de conclure le contrat principal, ou les primes qui rendent difficiles l'appréciation de la valeur effective de l'offre, ce qui sera présumé si la prime est supérieure à 15% du prix de la prestation principale, ou encore les ventes liées (art.8) ; les actes de dénigrement (art. 9), sauf à ce que l'information péjorative produite soit exacte et pertinente ; la publicité comparative qui ne repose pas sur des faits analogues ou vérifiables (art. 10) ; les actes d'imitation (art. 11) et d'exploitation de la notoriété d'autrui (art.12), dont les contours comprennent notre notion de parasitisme ; la violation de secrets industriels auxquels on aurait accédé avec obligation de réserve (art. 13) ; l'incitation à " l'infraction contractuelle " qui vise notamment notre notion de débauchage ; la discrimination au préjudice des consommateurs et l'abus de dépendance économique des entreprises clientes ou fournisseurs (art. 16) ; la vente à perte (art. 17), si elle peut induire en erreur sur le niveau du prix des autres produits, si elle vise à porter le discrédit sur un produit, si elle s'inscrit dans une stratégie visant à éliminer un concurrent.

L'abus de dépendance économique, dont ne fait pas état (comme le fait au contraire la loi française), la loi espagnole de défense de la concurrence du 17 juillet 1989, au titre des pratiques anticoncurrentielles, est introduit dans le texte qui régit la concurrence déloyale. Des pratiques qui concernent davantage la protection des consommateurs que celle de la concurrence, sont également visées par cette même loi du 10 janvier 1991. La vente à perte n'est pas prohibée en elle-même, mais seulement lorsqu'elle porte préjudice au consommateur ou qu'elle constitue un acte de mauvaise foi au préjudice d'un opérateur économique. 

L'on observe que nos frontières entre droit de la concurrence, droit de la responsabilité civile, droit du travail, droit de la consommation, sont bouleversées. Peut-être sont-elles artificielles…