La Semaine Juridique éd. Entreprise et Affaires, 2009, n° 1658

Les sociétés d’assurance mutuelles dans le cabinet des curiosités


Pierre Alfredo, avocat à la cour, maître de conférences à l’université Montpellier


1. La curiosité

Les sociétés d’assurance mutuelles ont un objet non commercial (art. L. 322-26-1 C. ass.). Elles ne se sont immatriculées au registre du commerce et des sociétés ni après la loi du 4 janvier 1978, qui a soumis les sociétés civiles à la procédure d’immatriculation, ni après la loi NRE du 15 mai 2001, qui a renforcé l’obligation. C’est un fait surprenant. Il n’est pas certain que le consensus de la corporation et des autorités de tutelle trouve dans les textes le soutien qu’il y recherche. Si ces sociétés, pour n’être pas immatriculées, étaient considérées comme dépourvues de personnalité morale, les conséquences pratiques en seraient d’une ampleur et d’une complexité considérables, ce qui offre une résistance vigoureuse à toute tentative d’élucidation de la question. Sans prétendre apporter une réponse définitive, l’on peut au moins douter que ces sociétés soient bien pourvues de la personnalité juridique.
C’est l’objet de ces lignes.


2. L’approche des principes

Aux termes de l'article 1842 du Code civil, les sociétés autres que les sociétés en participation jouissent de la personnalité morale à compter de leur immatriculation. Le décret n° 78-704 du 3 juillet 1978 relatif à l'application de la loi du 4 janvier 1978 dispose (art. 2) que les sociétés sont immatriculées au registre du commerce et des sociétés. Les dispositions de ce décret sont applicables à toutes les sociétés disposant de la personnalité morale, y compris les sociétés civiles, sauf dispositions « expresses » contraires, selon les termes de l'article 1er.

Les sociétés civiles constituées avant l'entrée en vigueur de la loi du 4 janvier 1978 disposaient d'un délai de deux ans après l’entrée en vigueur de la loi (art. 4 al. 3) pour régulariser leur situation en procédant à leur immatriculation. A défaut, le quatrième alinéa de l’article 4 de la loi du 4 janvier 1978, par dérogation à l’article 1842 du Code civil, leur conservait néanmoins la personnalité morale, ouvrant au ministère public ou à tout intéressé une action en régularisation.

L’article 44 de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (dite NRE) a abrogé cette dérogation aux dispositions de l’article 1842 du Code civil, obligeant par ailleurs les sociétés civiles à procéder à leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés au plus tard dans le délai de dix-huit mois suivant la publication de la loi, soit le 31 octobre 2002. Il semble bien désormais acquis qu’après cette date les sociétés civiles non immatriculées ont perdu leur personnalité morale.

Les sociétés d’assurance mutuelles jouissaient-elles cependant d’un statut dérogatoire leur assurant la personnalité morale sans immatriculation au registre du commerce et des sociétés, et, en ce cas, ce statut a-t-il résisté à la loi NRE ?


3. La recherche d’un statut dérogatoire

Le principe de droit commun est l’immatriculation. Il n’est donc pas nécessaire qu’une disposition spéciale l’applique à telle ou telle forme de société. Ni le Code civil, ni le Code de commerce, ni le Code des assurances ne comportent de disposition « expresse » dispensant d’immatriculation les sociétés d’assurance mutuelles tout en leur reconnaissant la personnalité morale.

Cependant, l’article R. 322-85 du Code des assurances prévoit l’obligation de déposer leurs actes constitutifs au greffe du tribunal de grande instance ainsi qu’au ministère de l'économie et des finances, sans que, toutefois, ni l'une ni l'autre de ces formalités ne soient qualifiées d'« immatriculation », ni que les textes précisent qu’elles procurent la personnalité juridique.

Ce texte pourrait être regardé comme dérogeant à l’obligation d’immatriculation des sociétés civiles imposée en 1978. Il est cependant antérieur, ayant été intégré au Code des assurances par le décret n° 76-667 du 16 juillet 1976, codifiant sur ce point à droit constant l'article 52 du décret du 30 décembre 1938. Ces dispositions n’avaient donc pas pour objet d’écarter une obligation d’immatriculation alors inexistante.

Elles sont en outre relatives à la publicité, n’imposant que des obligations déclaratives que rien n’érige en formalités procurant la personnalité morale.

Or, l’article 69 du décret du 3 juillet 1978 distingue bien les formalités de publicité de celle de l’immatriculation, les premières ne pouvant suppléer la seconde, résulteraient-elles d’un statut juridique dérogatoire du droit commun : « Les sociétés immatriculées dans les conditions prescrites par le présent décret et auxquelles un statut légal particulier impose des règles spéciales de publicité sont autorisées, à titre provisoire, à n’effectuer cette publicité que selon le mode prescrit par leur statut particulier. L’application du présent article ne peut avoir pour effet de dispenser ces sociétés de l’immatriculation ».

Certes, le texte présuppose l’obligation d’immatriculation des sociétés auxquelles il s’applique, mais il s’en évince malgré tout que le seul fait qu’un statut particulier prévoie des règles spéciales de publicité est insuffisant à exonérer de l’immatriculation au registre du commerce et des sociétés.

Une lecture a contrario de l'article L. 322-2-1 du Code des assurances pourrait néanmoins conduire à penser que le régime spécifique prévu par les articles R. 322-85 et suivants du Code des assurances écarterait l’application des textes de 1978 pour les sociétés d’assurance mutuelles.

L’article L. 322-2-1 permet en effet à ces sociétés d'émettre des obligations, à condition toutefois qu'elles soient préalablement immatriculées au registre du commerce et des sociétés. Il en résulterait, a contrario, qu’elles ne seraient pas tenues à immatriculation lorsqu’elles n'émettent pas d'obligations.

L’argument séduit, sans convaincre tout à fait. Les textes relatifs aux obligations mises à la charge des sociétés pour la diffusion et la transparence de l'information à l’occasion des opérations sur capital (ou quasi-fonds propres) sont souvent, sans souci de la redondance, d'une exigence toute particulière. Le texte pourrait ainsi seulement insister sur une sanction frappant, de facto, les sociétés d’assurance mutuelles n’ayant pas procédé à leur immatriculation, en l’occurrence, l'interdiction d'émettre des obligations.
Il n’est pas, au demeurant, aisé de reconnaître une « disposition expresse » dans cette lecture a contrario d’un article se limitant à poser ce qui serait une exception à un principe qu’aucun texte ne consacre par ailleurs.


4. La résistance à la loi NRE

Mais, en tout état de cause, à supposer que ces sociétés aient bien joui de la personnalité morale et bénéficié d’un statut dérogatoire les exonérant d’immatriculation après 1978, il resterait encore à vérifier qu’elles ont bien conservé le bénéfice de ce statut particulier après la loi NRE.

L’on peut en effet se demander si, en 2001, le législateur a seulement modifié la sanction appliquée aux seules sociétés civiles tenues de s’immatriculer sans y avoir procédé, les privant pour l’avenir de la personnalité juridique qu’elles avaient néanmoins conservé, ou s’il a au contraire abrogé les régimes dérogatoires dont le principe était auparavant admis par l’article 1er du décret du 3 juillet 1978, de telle sorte qu’aucune société civile, quelle que soit sa forme, et aurait-elle auparavant échappé à l’obligation de s’immatriculer, ne puisse plus jouir de la personnalité juridique sans être immatriculée au registre du commerce et des sociétés à l’expiration du nouveau délai qui leur était consenti au 31 octobre 2002.

Dans sa réponse ministérielle du 14 février 2002 (JO Sénat, p. 499), la garde des sceaux, s’appuyant sur les travaux parlementaires, retient clairement cette dernière intention : « La garde des sceaux fait connaître à l’honorable parlementaire que, comme en témoignent les travaux préparatoires, les dispositions de l’article 44 de la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques procèdent de la volonté du législateur d’obliger toutes les sociétés qui n’étaient pas tenues de s’immatriculer au registre du commerce et des sociétés à procéder désormais à cette formalité. Il convient donc de considérer, à la lumière de cet objectif,
que les sociétés constituées avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 janvier 1978 devront, quelle que soit leur forme, s’immatriculer à ce registre dans le délai de dix-huit mois suivant la publication de la loi du 15 mai 2001 précitée, sous peine de perdre leur personnalité morale ».

L’article 44 de la loi NRE comporte, en effet, deux phrases. La première abroge la dérogation à l’article 1842 du Code civil qui permettait aux sociétés tenues à immatriculation de conserver leur personnalité morale nonobstant le manquement à leur obligation. La deuxième ajoute : « Les sociétés civiles [sans plus aucune référence à de possibles exceptions] procèdent, avant cette date, à leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés ».

Les sociétés d’assurance mutuelles ne s’étant pas immatriculées avant le 31 octobre 2002 auraient ainsi, quelque opinion que l’on ait de leur statut antérieur, perdu leur personnalité morale.

Mais, lorsque quelques mois plus tard un parlementaire attire l’attention sur le « problème posé » par la loi NRE aux sociétés d’assurance mutuelles, et demande « quelles sont les mesures que le gouvernement entend prendre afin de remédier à ce problème », le ministre répond que l’article 44 de la loi NRE n’a pas modifié les obligations des sociétés d’assurance mutuelles, qui ne sont pas tenues de s’immatriculer (rép. min. n° 2281, JOAN 18 nov. 2002, p. 4333). Seules seraient concernées par l’article 44 de la loi NRE les sociétés qui étaient tenues à immatriculation sans y avoir procédé, mais qui bénéficiaient, pour s’être constituées avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 janvier 1978, de la dérogation à l’article 1842 du Code civil prévue par le quatrième alinéa de l’article 4 de la loi.

Au soutien de cette thèse, la réponse ministérielle affirme que la doctrine qualifie les sociétés d’assurance mutuelles de « groupement sui generis ». Mais la doctrine n’est pas unanime. Si certains auteurs l’ont en effet soutenu (Valson, Ass. Mut. 1987 p. 72), « la nature juridique des sociétés d’assurance mutuelles a toujours posé difficulté » (J. Bigot, Traité de droit des assurances, t. 1, Entreprises et organismes d’assurance, 2ème éd. p. 113), certains les qualifiant d’association (la jurisprudence a retenu dans un premier temps cette qualification, Cass. req. 16 août 1870, S. 1871 I 15, et les textes peuvent, encore aujourd’hui, y faire référence, art. R. 322-93 C. ass.), d’autres encore de société (J. Bigot, op. cit.. n° 173), ce qu’a retenu la loi du 31 décembre 1989 (art. L. 322-26-1 C. ass.), qui a intégré dans un cadre juridique commun les anciennes sociétés
d’assurance à forme mutuelle, les sociétés mutuelles d’assurances, les caisses d’assurance mutuelles agricoles et les tontines.

Après avoir rappelé les « règles relatives à leur publicité » (art. R. 322-85 à R. 322-89 C. ass.), le ministre retient que l’immatriculation des sociétés d’assurance mutuelles au registre du commerce et des sociétés « n’est pas prévue en tant que telle et ne conditionne pas l’octroi de la personnalité morale », inversant ainsi le principe posé par la loi et le décret de 1978, qui exigeaient l’immatriculation de toutes les sociétés jouissant de la personnalité morale, « sauf dispositions expresses contraires », et ignorant les dispositions de la deuxième phrase de l’article 44 de la loi NRE qui, après qu’ait été supprimée la dérogation à l’article 1842 du Code civil, vise « les sociétés civiles », sans exclusive aucune.

Si le raisonnement proposé par le ministre dans cette deuxième réponse ministérielle peut laisser perplexe, il contredit surtout sa réponse (celle de son prédécesseur) du 14 février précédent. S’agissant d’une question technique, il ne semble pas que le changement de majorité intervenu entre temps puisse en être la cause, et il serait sans doute abusif de conclure que, conscience prise de l’enjeu du débat pour les sociétés d’assurance mutuelles, la chancellerie a revu sa position. Mais, en tous cas, si le point de vue exprimé le 14 février 2002 devait prévaloir, à la date de cette deuxième réponse les sociétés d’assurance mutuelles auraient déjà perdu leur personnalité morale (depuis 18 jours).


5. L’attente du dénouement

En tout état de cause, il n’appartient qu’aux juridictions de trancher la question. Dans un arrêt du 13 novembre 2008 (AXA et autres c/ Zurich Seguros, n° RG 08/00957), la cour d’appel de Montpellier a retenu la position exprimée par le garde des sceaux dans sa réponse précitée du 18 novembre 2002. Les sociétés d’assurance mutuelles, sans être immatriculées au registre du commerce et des sociétés, seraient donc toujours dotées de la personnalité morale.

Cet arrêt n’a pas été frappé de pourvoi. Il est sérieusement motivé et, il faut le reconnaître, tout à fait opportun. Mais la Cour de cassation n’ayant pas eu l’occasion de prendre position, la question pourrait bien être encore ouverte.