Pierre Alfredo

Avocat au barreau de Montpellier

Maître de conférences à l'université de Montpellier



Selon l’administration française du travail, les sociétés de travail temporaire espagnoles ne peuvent détacher en France leurs salariés ressortissants de pays tiers non munis d’un titre de travail français que lorsqu’elles jouissent d’une autorisation d’exercer leur activité sur l’ensemble du territoire espagnol et à la condition que les salariés détachés justifient, à la date du détachement, d’une ancienneté d’au moins un an dans l’entreprise. À défaut, elle estime que se trouverait caractérisée l’infraction prévue par l’article L. 8251-1 du Code du travail (anc. art. L. 341-6), aux termes duquel « nul ne peut, directement ou par personne interposée, engager, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France ». 

Pour apprécier le bien fondé de cette approche il faut s’interroger, en premier lieu, sur la portée des autorisations administratives d’exercer l’activité de travail temporaire délivrées par les Communautés autonomes ou les Provinces espagnoles (1) ; en second lieu, sur la conformité au droit communautaire de l’exigence relative à l’ancienneté acquise par les salariés dans l’entreprise avant le détachement (2).


1. La portée de l’autorisation administrative espagnole 


Le territoire espagnol est divisé en 17 Communautés autonomes qui sont elles-mêmes, le plus souvent, divisées en Provinces. La portée territoriale des autorisations d’exercer une activité de travail temporaire accordées par les Communautés autonomes ou les Provinces, selon le cas, est, dans l’ordre interne, limitée au territoire de la Communauté ou de la Province qui les délivre : les entreprises bénéficiaires ne sont pas admises, sur leur fondement, à exercer cette même activité sur le territoire des autres Communautés ou Provinces espagnoles.

L’administration française relève en conséquence un paradoxe à ce qu’elles puissent prétendre détacher des salariés pour des missions de travail temporaire dans les autres États membres de l’Union européenne, et, en particulier, sur le territoire français, alors que, en application de leur propre droit national, elles ne peuvent y prétendre en Espagne, sur le territoire des autres Communautés autonomes ou Provinces.

Il semble bien, pourtant, que l’on doive se résoudre au paradoxe. Non seulement parce que le droit communautaire l’impose (A), mais encore parce que le droit interne espagnol lui-même y invite expressément (B).


A. Le droit communautaire applicable


Il n’existe pas de réglementation communautaire relative au détachement temporaire de salariés ressortissants de pays tiers, et l’on n’en attend pas à bref délai, la proposition de directive relative aux conditions de détachement des travailleurs salariés ressortissants d’un État tiers dans le cadre d’une prestation de services transfrontaliers (8 mai 2000, COM(2000) 271 final) ayant été retirée (Communication de la Commission du 1er oct. 2004, COM(2004) 542 final 2, p. 23).

C’est donc dans les principes du traité tels qu’ils sont interprétés par la jurisprudence de la Cour de Justice qu’il faudra rechercher le droit communautaire applicable à la question.

Le principe de libre prestation des services, énoncé par l’article 49 (anc. art. 59) du traité CE, serait vraisemblablement méconnu si une entreprise exerçant régulièrement une activité de travail temporaire dans un territoire régional d’un État membre n’était pas admise à détacher ses salariés originaires de pays tiers sur le territoire des autres États membres sans permis de travail délivré par les autorités de ces derniers, au seul motif que la portée territoriale de l’autorisation d’exercer l’activité est limitée, dans l’État membre de l’entreprise, au territoire de l’autorité régionale qui l’a délivrée.

Il n’appartient pas, en effet, à l’État d’accueil de s’immiscer dans l’organisation politique et administrative interne du pays d’origine. Lorsqu’une activité est régulièrement exercée sur le territoire régional d’un État membre, la question de son exercice dans les autres territoires régionaux relève exclusivement de son droit interne, sans que les restrictions éventuelles puissent affecter le principe de libre circulation sur le territoire de l’Union européenne. Autrement dit, le principe de non-discrimination entre ressortissants des États membres, qui sous-tend la liberté de circulation, n’est pas affecté par une limitation purement interne. Un État membre, autre que celui de l’entreprise bénéficiant d’une autorisation administrative délivrée par une autorité régionale, ne saurait limiter les droits conférés à cette entreprise par le droit communautaire, au titre de la liberté de prestation de services sur le territoire de l’Union.

Chaque Communauté autonome, ou Province espagnoles, selon le cas, accorde les autorisations d’exercer l’activité d’entreprise de travail temporaire pour son territoire, et l’autorité centrale n’a reçu compétence pour les délivrer pour l’ensemble du territoire national que lorsque l’entreprise dispose de plusieurs centres de travail situés sur le territoire de plusieurs Communautés (loi n° 14/1994 du 1er juin 1994 relative aux entreprises de travail temporaire, art. 2-2). 

Cependant, dans l’ordre juridique communautaire, toute entreprise espagnole autorisée à exercer sur le territoire d’une Communauté autonome ou d’une Province espagnole doit nécessairement être regardée par les autres États membres comme pouvant exercer sur leur territoire l’activité qu’elle exerce régulièrement dans sa Communauté autonome ou sa Province. L’entreprise peut se prévaloir des textes et de la jurisprudence communautaires à la seule lumière desquels doit être apprécié le droit de détachement de salariés ressortissants de pays tiers. 


B. Les dispositions spécifiques du droit espagnol


Le législateur espagnol a répondu aux difficultés qui résultent, pour la réalisation de prestations de services de travail temporaire sur le territoire de l’Union, du niveau territorial de compétence retenu pour la délivrance des autorisations administratives. Il a introduit dans le droit interne des dispositions spécifiques en matière de travail temporaire, à la suite de la transposition de la directive n° 96/71/CE, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (JO L 018 du 21 janv. 1997). Ces dispositions élargissent l’aire géographique des prestations des entreprises de travail temporaire à l’ensemble du territoire de l’Union européenne et des États membres de l’Espace Économique Européen. Les entreprises de travail temporaire sont régies par la loi n° 14/1994 du 1er juin 1994 (modifiée par la loi n° 29/1999 du 16 juill. 1999) ainsi que par le décret royal n° 4/1995 du 13 janvier 1995. 

La loi n° 45/1999 du 29 novembre 1999, relative aux détachements de travailleurs effectués dans le cadre de prestations de services transnationales, comporte une première disposition finale intitulée « modifications de la loi 14/1994, du 1er juin 1994, relative aux entreprises de travail temporaire », qui ajoute à cette loi n° 14/1994 un chapitre VI régissant l’activité transnationale des entreprises de travail temporaire. La section I en est consacrée à l’activité en Espagne des entreprises de travail temporaire de l’Union européenne et de l’Espace Économique Européen ; la section II, à l’activité, sur ces mêmes territoires, des entreprises de travail temporaire espagnoles. Dans la section II, l’article 26 précise que « les entreprises de travail temporaire qui disposent d’une autorisation administrative dans les conditions prévues à la présente loi [et donc délivrée par les Provinces ou les Communautés espagnoles lorsque l’entreprise n’a pas de centres de travail sur le territoire de plus d’une Communauté] pourront mettre leurs travailleurs à la disposition des entreprises utilisatrices établies ou qui exercent leur activité dans d’autres États membres… ».

La loi espagnole reconnaît ainsi clairement aux autorisations administratives en débat une portée « communautaire », nonobstant la limitation de leur portée sur le territoire national. Cette dernière n’a pas été modifiée, pour des raisons propres à l’organisation politique et administrative du pays et étrangères au régime juridique spécifique des entreprises de travail temporaire.

Par note du 26 Novembre 2003, le ministère du travail et des affaires sociales à Madrid confirmait que l’exercice de l’activité de travail temporaire au profit de sociétés françaises en dehors du territoire prévu dans l’autorisation administrative délivrée à une entreprise espagnole par une Communauté autonome était « parfaitement autorisée… en conformité avec les modifications apportées suite à l’intégration de la directive 96/71/CE dans le droit espagnol ».


2. L’exigence d’une ancienneté minimale avant le détachement


L’administration française ne dispense de titre de travail les ressortissants d’États tiers détachés par des entreprises communautaires que lorsqu’ils justifient d’une ancienneté d’au moins un an dans cette entreprise, avant leur détachement (A). Cette solution paraît contraire à l’interprétation donnée des textes communautaires par la Cour de Justice de l’Union Européenne (B).


A. La solution retenue par l’administration française 


La directive n° 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (JO L 376 du 27 déc. 2006, délai de transposition fixé au 28 déc. 2009), issue de l’ancien projet de directive Bolkenstein, exclut de son champ matériel d’application un certain nombre d’activités, parmi lesquelles les services des agences de travail intérimaire. Elle précise en outre (86ème considérant) qu’elle ne devrait pas affecter les conditions de travail et d’emploi qui s’appliquent aux travailleurs détachés conformément à la directive n° 96/71/CE. La directive n° 96/71 du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, vise au contraire expressément dans son champ d’application l’activité de travail « intérimaire » (art. 1er-3-c), lorsqu'il existe une relation de travail entre l'entreprise de travail intérimaire et le travailleur pendant la période de détachement. 

Aux termes du premier considérant de la directive, rappelant les principes du traité, « en ce qui concerne la prestation de services, toute restriction fondée sur la nationalité ou des conditions de résidence est interdite », en sorte qu’une entreprise ayant son siège dans un État membre peut détacher temporairement ses salariés dans les autres États membres, afin d’y exécuter une prestation de services, aux seules conditions prévues par la directive. L’article 3-1 de la directive assure aux salariés détachés sur le territoire français les conditions minimales de travail et d'emploi prévues par les dispositions législatives, réglementaires ou administratives du droit français du travail, ainsi que par les conventions collectives, dans les matières énumérées par ce texte. Il s’agit notamment des règles concernant la rémunération, la durée du travail, les congés payés annuels, l’hygiène et la sécurité, les mesures protectrices de la maternité, des enfants et des jeunes, l’égalité de traitement entre hommes et femmes, ainsi que les autres dispositions en matière de discrimination.

Après avoir longtemps estimé ne pas être tenue de transposer la directive (le délai de transposition expirait le 16 déc. 1999), considérant que le droit interne antérieur lui était conforme, la France, par l’article 89 de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises, a introduit dans le Code du travail un chapitre consacré au « détachement transnational de travailleurs », constitué des anciens articles L. 342-1 à L. 342-6 (désormais art. L. 1262-1 à L. 1263-2). Ces dispositions reprennent pour l’essentiel les termes de la directive. Elles précisent cependant que sont soumis aux dispositions du Code du travail applicables aux entreprises établies sur le territoire français les employeurs étrangers dont l’activité est entièrement orientée vers le territoire français ou réalisée dans des locaux ou avec des infrastructures situés sur le territoire national à partir desquels elle est exercée de façon habituelle, stable et continue (notamment pour la recherche et la prospection d’une clientèle ou le recrutement de salariés sur ce territoire).

Une autorisation de travail délivrée par l’État d’exécution de la prestation n’est pas requise par la directive (et pas davantage par les articles L. 1262-1 à L. 1263-2 du C. trav. sus-visés), lorsque le salarié non communautaire est détaché par une entreprise établie dans un État membre de l’Union Européenne, s’il est régulièrement embauché par elle et titulaire d’une autorisation de travail délivrée par les autorités compétentes du pays d’origine. L’exigence posée par l’article L. 8251-1 (anc. art. 341-6) du Code du travail paraît donc devoir être écartée, dans un tel cas.

Cependant, invoquant les termes de l’arrêt Vander Elst, rendu par la Cour de Justice des Communautés Européennes le 9 août 1994 (aff. C-43/93), qui fait référence au « travailleur habituel et régulier » de l’entreprise prestataire de services, l’administration française considère que, pour être dispensés d’une autorisation administrative de travail, les ressortissants d’États tiers employés par des entreprises ayant leur siège dans un État membre de l’Union européenne devraient justifier d’une ancienneté d’au moins un an au sein de l’entreprise effectuant le détachement.

C’est l’interprétation que retient dans la circulaire interministérielle DPM/DM/4/96/138 du 22 février 1996 (ministère de l’aménagement du territoire, ministère du travail et des affaires sociales et ministère de l’intérieur) ainsi qu’une note (fiche n° 3) résumant l’arrêt Vander Elst dans les termes suivants : e autorisation de travail de la part de « L’arrêt Vander Elst… pose le principe qu’un salarié ressortissant d’un pays tiers, employé par une entreprise établie dans un État membre de l’Union européenne, n’est pas tenu de solliciter et d’obtenir uns autorités publiques d’un autre État membre de l’Union européenne dans lequel son entreprise le fait travailler temporairement pour la réalisation d’une prestation de services internationale, lorsque ce salarié est employé de façon régulière et habituelle par cette entreprise ». 

On remarquera le glissement opéré, sans doute abusif, d’une mention de fait propre à l’espèce Vander Elst, à un critère juridique prétendument dégagé par la Cour de Justice. La directive n’emploie en effet le terme « habituel » que pour désigner le pays d’origine du salarié, sans que l’on doive en déduire une exigence d’ancienneté dans l’entreprise exportatrice : « aux fins de la présente directive, on entend par travailleur détaché, tout travailleur qui, pendant une période limitée, exécute son travail sur le territoire d'un État membre autre que l'État sur le territoire duquel il travaille habituellement » (art. 2-1). 

La note ajoute : « la circulaire DPM/DM 4/96/138 du 22 février 1996 précise que ce ressortissant étranger est réputé travailler habituellement dans l’entreprise prestataire, au sens de l’arrêt Vander Elst, lorsqu’il y est employé depuis au moins un an au moment de son emploi temporaire et de son détachement dans un autre État ». L’administration française considère ainsi que le salarié détaché doit être un salarié habituel de l’entreprise prestataire, ce qui suppose, avant son détachement en France, une ancienneté minimale d’un an. A défaut, l’infraction prévue par l’article L. 8251-1 (anc. art. L. 341-6) du Code du travail serait constituée.


B. Une solution contraire à la jurisprudence communautaire 


La Cour de Justice considère invariablement que l’article 49 CE exige non seulement l’élimination de toute discrimination à l’encontre du prestataire de services établi dans un autre État membre en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction, même si elle s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités du prestataire établi dans un autre État membre où il fournit légalement des services analogues (v. not. arrêt du 25 juill. 1991, Saeger, aff. C-76/90, pt 12, D. 1991. IR. 211 ; 24 janv. 2002, Portugaia Construçoes, aff. C-164/99, pt 16, D. 2002. Jur. 3303, note C. Minet ; RTD com. 2003. 595, obs. G. Jazottes).

Un certain nombre d’États membres, pour les mêmes motifs que la France, ont cru pouvoir exiger des salariés détachés, ressortissants d’États tiers et régulièrement salariés d’une entreprise d’un autre État membre, une période d’emploi préalable d’une certaine durée au sein de l’entreprise effectuant le détachement.

Ils se sont fondés sur les termes de l’arrêt Vander Elst précité, rendu dans une affaire qui opposait Monsieur Raymond Vander Elst, employeur de nationalité belge établi en Belgique, à l’Office français des Migrations Internationales (OMI). Suite à un contrôle sur un chantier à Reims, des salariés marocains employés de l’entreprise belge, l’OMI a sanctionné Monsieur Vander Elst sur le fondement de l’ancien article L. 341-2 (devenu L. 8251-1) du Code du travail, qui exige des travailleurs étrangers l’obtention d’une autorisation de travail délivrée par les autorités françaises. Monsieur Vander Elst a introduit un recours pour excès de pouvoir contre cette décision devant le tribunal administratif de Châlons-sur-Marne, lequel a saisi la Cour de justice des communautés européennes de la question de savoir si les dispositions du droit communautaire, et notamment la liberté de prestation de services, s’opposent à ce qu’un État membre de la Communauté soumette à une autorisation l’emploi sur son territoire de travailleurs ressortissants d’États tiers à la Communauté « régulièrement et habituellement employés par une entreprise installée dans un autre État membre de la Communauté à l’occasion d’une prestation de services effectuée par cette entreprise sur ce territoire ».

La Cour de justice a considéré, en réponse, que « les travailleurs employés par une entreprise établie dans un État membre et qui sont employés temporairement dans un autre État membre en vue d’y effectuer une prestation de services ne prétendent pas accéder au marché de l’emploi de ce second État, dès lors qu’ils retournent dans leur pays d’origine ou de résidence après l’accomplissement de leur mission (pt 21). Dans de telles conditions, il y a lieu de considérer que les exigences litigieuses vont au-delà de ce qui peut être exigé comme condition nécessaire pour effectuer des prestations de services. De ce fait, lesdites exigences sont contraires aux articles 59 et 60 du traité (pt 22) ».

On observera que la Cour n’ajoute, dans ses motifs, aucune condition particulière relative à l’ancienneté acquise par le salarié détaché dans l’entreprise d’origine avant le détachement. La question préjudicielle posée par le tribunal français faisant cependant allusion à l’emploi « régulier et habituel » des salariés au sein de l’entreprise effectuant le détachement, hypothèse de fait de l’espèce, la réponse à la question reprend naturellement ces termes : « Il convient dès lors de répondre aux questions préjudicielles que les articles 59 et 60 du traité doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’un État membre oblige les entreprises qui, établies dans un autre État membre, se rendent sur son territoire afin d’y prester des services et qui emploient de façon régulière et habituelle des ressortissants d’États tiers à obtenir, pour ces travailleurs, une autorisation de travail auprès d’un organisme national d’immigration… ».

C’est de ces termes « régulier et habituel », employés dans la question préjudicielle, et en conséquence repris dans la réponse de la Cour, dont certains États membres se sont emparés pour soutenir que ne pouvaient se prévaloir de la dispense d’autorisation administrative délivrée par l’État où s’opérait le déplacement que les salariés justifiant d’une certaine ancienneté dans l’entreprise d’origine avant leur détachement. Par son règlement du 12 mai 1972 relatif à l’emploi de travailleurs étrangers, le territoire du Grand-duché de Luxembourg a fixé cette ancienneté à une durée minimale de six mois (art. 9 al. 1er). Par l’article 18 de l’AuslBG, la République d’Autriche fixait cette durée à un an, comme la République fédérale d’Allemagne par une circulaire du 15 mai 1999. Ces trois États membres ont été condamnés pour manquement au droit communautaire par la Cour de justice.

Le Grand-duché de Luxembourg, pourtant le moins exigeant, puisque n’ayant fixé l’ancienneté minimale requise qu’à six mois, a été condamné le premier, par arrêt du 21 octobre 2004 (aff. C-445/03, D. 2005. Somm. 2783, obs. F. Meyer). La Cour a dit pour droit que la subordination de l’octroi d’une autorisation de travail à l’existence de contrats de travail à durée indéterminée liant, au moins six mois avant le début de leur détachement sur le territoire luxembourgeois, les travailleurs concernés à leur entreprise d’origine, « excède ce qui peut être exigé au nom de l’objectif de protection sociale comme condition nécessaire pour effectuer des prestations de services au moyen d’un détachement de travailleurs ressortissants d’un État tiers (pt 32) ». Elle ajoute une considération qui autorise à penser que c’est le principe même d’une ancienneté minimale requise avant le détachement dans l’entreprise d’origine qui est incompatible avec le droit communautaire, puisqu’elle reprend (pt 33) le point de vue de la Commission soulignant que cette exigence est de nature à compliquer considérablement le détachement de travailleurs d’un État tiers aux fins d’une prestation de services dans les secteurs où, en raison des spécificités de l’activité en cause, il est fréquemment recouru à des contrats de courte durée ou à prestation définie. Elle adopte également (pt 34) le point de vue de l’avocat général (pt 52 de ses conclusions), qui relevait que l’exigence en cause affecte particulièrement la situation des entreprises nouvellement créées qui souhaiteraient effectuer une prestation de services au Luxembourg en employant des travailleurs d’un État tiers.

La République fédérale d’Allemagne a été à son tour condamnée par un arrêt du 19 janvier 2006 (aff. C-244-04). La Cour de Justice, profitant de cette nouvelle affaire pour faire œuvre pédagogique, corrigeait l’interprétation erronée des termes « régulier et habituel » employés par l’arrêt Vander Elst, à l’origine de l’attitude reprochée aux États membres condamnés : « Le gouvernement allemand soutient que l’exigence d’une période d’emploi préalable d’au moins un an au sein de l’entreprise effectuant le détachement met en œuvre la jurisprudence issue de l’arrêt Vander Elst… une telle exigence constitue une restriction à la libre prestation des services. En effet, cette condition est particulièrement préjudiciable aux entreprises actives dans les secteurs caractérisés par un recours fréquent à des contrats de courte durée ou à prestation définie, ou aux entreprises nouvellement créées (pts 52 et 53) ». La Cour insiste encore au point 55, en précisant que la République fédérale d’Allemagne ne pouvait se fonder sur la formule employée au point 26 de l’arrêt Vander Elst, en soutenant que l’exigence d’emploi préalable permettrait de vérifier que le travailleur détaché ressortissant d’un État tiers dispose d’un emploi régulier et habituel dans l’État membre de l’établissement de son employeur. Reprenant le point 38 des conclusions de l’avocat général, elle considère en effet qu’il importe de replacer cette formule dans le cadre de la question posée par le juge national dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt Vander Elst. 

Non seulement elle n’exige pas que le salarié détaché justifie d’une ancienneté déterminée dans l’entreprise prestataire de services, mais encore elle ne l’exige pas même dans l’État d’origine : « À cet égard, il y a lieu de rappeler que la Cour n’a pas assorti la notion d’« emploi régulier et habituel » d’une condition de résidence ou d’emploi d’une
durée déterminée dans l’État d’établissement de l’entreprise prestataire de services ».

C’est en termes identiques que par arrêt du 21 septembre 2006 (aff. C-168-04, D. 2007. Pan. 465, obs. F. Meyer) la Cour de justice condamnait en manquement la République d’Autriche pour avoir posé la même exigence que la République fédérale d’Allemagne, celle-là même, précisément, que retient encore la circulaire française.

Dans une communication du 13 juin 2007 intitulée « détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services : en tirer les avantages et les potentialités maximum tout en garantissant la protection des travailleurs » (COM(2007) 304, non publiée au Journal Officiel), la Commission déplore qu’un grand nombre d’États membres exigent des travailleurs détachés ressortissants de pays tiers un permis de travail, ou leur imposent des obligations, parmi lesquelles des périodes d’emploi minimales ou certains types de contrats dans le pays d’origine, ou encore une durée minimale du permis de séjour dans le pays d’établissement de l’emploi. Elle vise la Belgique, le Danemark, l’Allemagne, l’Estonie, l’Irlande, l’Italie, Chypre, la Lettonie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, l’Autriche, le Portugal, la Slovaquie et la Finlande, mais la France et sa circulaire ne sont pas encore signalées. 

La Commission considère que « ces mesures ne sont pas conformes aux règles du traité relatives à la libre prestation de services telles qu’interprétées par la Cour de Justice ». Elle conclut à la nécessité d’agir d’urgence et envisage, notamment, de veiller au contrôle de la conformité avec le droit communautaire tel qu’interprété par la Cour « notamment dans l’arrêt « Vander Elst », dans le cadre d’États membres qui imposent toujours des permis de travail et d’autres conditions aux ressortissants de pays tiers détachés qui séjournent légalement et sont légalement employés dans un autre État membre, en lançant des procédures d’infraction sur le fondement de l’article 226 CE [action en manquement] ». 

Si la jurisprudence communautaire vaut pour toute entreprise prestataire de services, la nature même de l’activité des entreprises de travail temporaire est difficilement compatible avec l’exigence posée par l’administration française, sauf à ruiner pratiquement le principe de liberté des prestations pour ces entreprises, pourtant expressément visées par la directive 96/71. La solution posée par l’administration française du travail, si elle devait être retenue par les juridictions nationales, exposerait la République française à une condamnation par la Cour de justice. Fort heureusement, la jurisprudence communautaire n’est pas ignorée des juges français. Dans une affaire récente (T. corr. Tarascon, 18 janv. 2008, Terra Fecundis, n° 58/08, inédit) des poursuites ayant été engagées en raison d’une absence non contestée d’ancienneté dans l’entreprise avant le détachement, le Tribunal correctionnel de Tarascon, par jugement devenu définitif, a écarté la circulaire du 22 février 1996 et prononcé la relaxe des prévenus au visa de la jurisprudence communautaire précitée.