Publiées dans l'Hérault Judiciaire et Commercial

Pierre Alfredo
Avocat au barreau de Montpellier
Docteur en droit des universités de Montpellier et de Barcelone
Maître de conférences à l'université de Paris XII

DROIT DES SOCIETES 
(Octobre 2000)



Poursuivant de nos chroniques le cheminement annoncé, des simples relations commerciales franco-espagnoles occasionnelles à l'implantation de l'entreprise outre-Pyrénées, le moment est venu d'envisager les structures.

Le commerçant individuel français peut s'installer comme tel en Espagne. Le droit au séjour et à l'établissement ne peuvent lui être refusés, en vertu du principe de liberté d'établissement des ressortissants communautaires. Il lui faudra cependant, au delà des trois premiers mois, obtenir une carte de séjour.

Le plus souvent, il s'agira néanmoins d'une entreprise ayant en France une forme sociale, SA ou SARL. La société française peut ouvrir en Espagne une succursale de société étrangère. Dans cette hypothèse, c'est la société française elle-même qui ouvre un établissement à l'étranger, établissement dépourvu de personnalité juridique autonome. La pratique montre toutefois une préférence marquée pour que la structure implantée en territoire espagnol soit une société espagnole dotée de sa propre personnalité juridique, filiale de la société française, c'est-à-dire dont cette dernière, appelée société mère, contrôle le capital. Cette filiale peut être soit une société espagnole préexistante dont la société française acquiert le contrôle, soit une société constituée par la société française, avec ou sans le concours d'autres sociétés espagnoles. Le chef d'entreprise français qui exerce en France sous la forme sociale, peut encore constituer une société espagnole dont il contrôlerait lui-même le capital, et qui ne serait donc pas la filiale de sa société française. Citons enfin, par souci d'être complet quant aux modalités offertes, la figure assez rare, mais admise par les droits français comme espagnol, du transfert en Espagne du siège social d'une société française.


La succursale espagnole de société française


Une idée répandue veut que l'ouverture d'une succursale en Espagne exige des démarches moindres et représente une économie de frais. C'est une idée fausse.

Les formalités à accomplir sont similaires à celles exigées pour la constitution d'une société. Le chapitre XI du titre II du Reglamento del Registro Mercantil (règlement du registre du commerce), tel qu'il résulte du décret royal n. 1.784/1996 du 19 juillet 1996, est consacré à l'inscription des succursales et des chefs d'entreprise étrangers. La section 1 de ce chapitre (articles 295 et suivants) concerne plus spécialement les succursales, définies comme tout établissement secondaire doté d'une représentation permanente et d'une certaine autonomie de gestion, à travers lequel sont développées, totalement ou partiellement, les activités de la société (art. 295).

L'article 300 du Reglamento del Registro Mercantil (ci-après RRM) contient les dispositions spécifiques à l'inscription de la première succursale ouverte par une société étrangère. Doivent être déposés les actes qui établissent l'existence de la société et les statuts en vigueur. Observons que le droit espagnol, contrairement au droit français qui confond dans un même instrumentum deux "opérations" juridiques distinctes, distingue le contrat de société contenant l'accord des associés pour créer entre eux une société des statuts contenant les règles de fonctionnement de la personne juridique créée, statuts qui constituent un document séparé, bien qu'annexé au contrat de société lui-même. Dans certains registres peu habitués à enregistrer des succursales de sociétés françaises, une explication sera donc parfois bienvenue pour justifier que ne soient présentés que les seuls statuts sociaux valant en France contrat de société.

La difficulté est encore accrue du fait que le contrat de société espagnol est nécessairement notarié et que, le plus souvent, les statuts français présentés au registre du commerce espagnol lors de l'enregistrement de la succursale figurent dans un acte sous-seing privé.

L'article 300 sus-cité demande qu'il soit encore justifié des administrateurs de la société française ainsi que de l'acte qui "établit" la succursale. Ce dernier sera une décision de la société française. C'est le premier acte qu'il faudra "expatrier" mais, compte tenu de ce que, en l'absence de personnalité juridique autonome, toutes les décisions sociales concernant la succursale, qu'il s'agisse de délibérations du conseil d'administration ou de décisions de l'assemblée générale, sont celles de la société française, l'on voit les inconvénients de la formule (traduction, légalisation, explications relatives aux différences entre les régimes juridiques des deux pays…), et l'une des raisons pour lesquelles la filiale retient généralement la préférence.

Pour le surplus, l'article 300 du RRM renvoie aux exigences de l'article 297 relatives aux succursales de sociétés espagnoles : indication de la mention qui, le cas échéant, identifie la succursale ; du domicile de celle-ci ; de l'identité des représentants permanents nommés pour la succursale et de l'étendue de leurs pouvoirs. 

La création d'une succursale de société espagnole doit être constatée dans un acte notarié. De façon plus générale, comme il en est en France pour la conservation des hypothèques, le registro mercantil ne peut enregistrer que des actes authentiques, et l'immatriculation de la succursale d'une société française exige donc nécessairement que la création de la succursale soit constatée par un acte notarié. On précisera que, contrairement à ce qu'il en est en France, le registre du commerce espagnol a la même nature juridique que le registre de la propriété, l'accès à la profession de registrador étant commun à l'un et à l'autre, et qu'en conséquence le registrador mercantil ne se limite pas, comme le fait notre greffier du tribunal de commerce, à un simple contrôle formel.

A défaut de centre de formalités des entreprises, il appartient au représentant de la succursale de s'adresser lui-même aux diverses administrations concernées par son activité en territoire espagnol, et notamment, d'obtenir une autorisation d'ouverture de la direction du travail, un numéro d'identification à la sécurité sociale, un numéro d'identification fiscale et un numéro d'activité assujettie à la TVA (IVA). 

Sur le plan fiscal, la succursale est considérée comme un établissement stable et, en application de l'article 7-1 de la convention bilatérale franco-espagnole du 10 octobre 1995 en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune, les bénéfices sont imposables en Espagne dans la mesure où ils sont imputables à la succursale. Sont dus en outre un droit d'apport de 1% de la dotation en capital de la succursale ainsi que l'impôt sur les activités économiques. Enfin, au titre de la réglementation des changes, la succursale espagnole de société étrangère est considérée, nonobstant son absence de personnalité juridique, comme un résident monétaire espagnol.

Acte notarié, représentant permanent, inscription au registre du commerce, formalisme, fiscalité espagnole, contrôle des changes… la succursale espagnole de société française, qui supporte les inconvénients de l'absence de personnalité juridique autonome, n'en retire pas les avantages qui auraient pu en résulter.


La filiale espagnole


Le formalisme pour la constitution d'une société espagnole filiale de la société française, on l'a vu, est similaire à celui de la constitution d'une succursale : acte de constitution notarié ; immatriculation au registre du commerce ; démarches déclaratives auprès des administrations concernées par l'exercice d'une activité commerciale.

Les formes sociales sont identiques à celles que nous connaissons. Les sociedades colectivas sont nos SNC ; les sociedades de responsabilidad limitada, plus couramment appelées sociedades limitadas (S.L.) sont nos SARL ; les sociedades anónimas (S.A.) sont nos SA ; et le droit espagnol connaît également les comanditarias. Cependant, si le droit français accepte deux types de SA selon l'organe d'administration, conseil d'administration ou directoire et conseil de surveillance, le droit espagnol n'en admet qu'un, qu'il serait néanmoins hâtif de qualifier de SA à conseil d'administration, puisque la S.A. espagnole peut n'avoir qu'un administrateur unique ou plusieurs administrateurs, le conseil d'administration lui-même n'existant qu'en présence d'au moins trois administrateurs.

Nous limiterons ce bref exposé aux seules S.A. et S.L., habituellement pratiquées par les investisseurs français, en signalant en liminaire que l'une comme l'autre peuvent être constituées sous forme de société unipersonnelle, l'associé unique pouvant être comme en France une personne physique ou une personne morale.

L'Espagne n'a pas un texte relatif aux sociétés commerciales semblable à notre loi du 24 juillet 1966, mais des textes relatifs à des formes déterminées de sociétés. Les S.L. sont régies par la loi n. 2/1995 du 23 mars 1995. Les S.A. par le décret-loi n. 1.564/1989 du 22 décembre 1989. Le régime juridique est cependant proche de celui prévu par le droit français, aussi nous limiterons-nous à relever les seuls points de divergence.

Pour ce qui est des S.A., en premier lieu, la durée de la société n'est pas nécessairement déterminée, et de fait en pratique, elle est le plus souvent indefinida. En deuxième lieu, le capital social minimum est de 10.000.000 de pesetas (un quart du capital souscrit devant être, comme en France, libéré dès la constitution). On relèvera l'intéressante notion de dividendos pasivos par laquelle on nomme en Espagne le capital restant à libérer. Par ailleurs, la dénomination sociale doit être libre, c'est à dire que le registre du commerce n'enregistre la société que s'il est justifié par la production d'un certificat du registre central que la dénomination n'est pas déjà inscrite. En France, certes, le droit de la propriété intellectuelle permettrait à une société précédemment inscrite d'agir, le cas échéant, en protection de ses droits, mais sur le plan du seul droit des sociétés, il n'y aurait pas d'obstacle à l'immatriculation au RCS. Relevons également que lorsqu'il y a conseil d'administration (au moins trois administrateurs), l'article 137 de la loi relative aux sociétés anonymes (LSA) retient un heureux "système proportionnel" permettant une représentation des minoritaires dans l'organe d'administration que notre droit ignore. Précisons enfin que, contrairement au droit français, il n'est pas exigé d'un administrateur qu'il soit titulaire d'actions ou qu'il en acquière après sa nomination.

La S.L. peut également être constituée pour une durée indéterminée. Le choix de sa dénomination obéit aux règles déjà signalées relatives à la prise en compte d'une éventuelle antériorité. Elle n'a pas de gérant au sens français du terme, mais son organe de direction est calqué sur celui des S.A.: soit un administrateur unique, soit plusieurs administrateurs agissant conjointement ou solidairement, soit un conseil d'administration à partir de trois administrateurs, ou plus si les statuts en décident, sans qu'il puisse y en avoir plus de douze (art. 57 de la loi de 1995). Les administrateurs, comme, cette fois-ci, le gérant français, peuvent ne pas être associés. Le capital minimum est de 500.000 pesetas et doit être intégralement souscrit et libéré dès la constitution. Depuis la réforme de 1995, aucune limite n'est plus fixée au nombre d'associés.

S'agissant de la constitution d'une société espagnole dont le capital est contrôlé par une société française, nécessairement qualifiée d'investissement direct, il faudra, dès l'acte de constitution, justifier que les formalités relatives au transfert des fonds étrangers et à la procédure de vérification préalable par la DGTE ont bien été accomplies (cf. chroniques ibériques, les investissements directs, HJC, 7 sept. 2000, n. 2280).

Voici donc une matière qui montre une proximité entre les réglementations des deux pays. Il demeure néanmoins périlleux de procéder par analogie entre elles. Il en est ainsi de bien des réglementations qui, à la suite de l'adhésion de l'Espagne aux Communautés européennes, ont subi des réformes globales aux fins d'adapter le droit espagnol aux directives communautaires. L'harmonisation s'est faite, elle a bouleversé les cadres hérités du passé, sans que soient niés cependant les caractères de l'ordre juridique interne.