La Semaine Juridique Entreprise et Affaires  9 nov. 2017 (1595)



 Pierre Alfredo

Maître de conférences à la faculté de droit de Montpellier

Avocat au barreau de Montpellier



5. - Voyage en déontologie : des départs difficiles. - De longue date, usages et déontologies entretiennent une intimité notoire. Leur cohabitation rend compte de l'ambition d'une communauté professionnelle de n'être pas seulement soumise au droit du Prince et présume qu'est unanimement partagé un ensemble de valeurs et de principes qui obligent plus qu'ils ne contraignent. La loi elle-même l'admet et l'encourage. Le législateur nous en fournit un exemple lorsqu'il confie au Conseil national des barreaux le soin d'unifier par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d'avocat (L. 31 déc. 1971, art. 21-1 mod. par L. n° 2004-130, 11 févr. 2004 : JO 12 févr. 2004, p. 2847). Les deux arrêts rapportés offrent de nouvelles illustrations de la vivacité des usages en matière de déontologie des professions dites réglementées. C'est un conflit entre masseurs-kinésithérapeutes qui a donné lieu au premier arrêt de la cour de Versailles ( CA Versailles, 14e ch., 15 juin 2017, n° 16/09192 : JurisData n° 2017-016198). L'une d'entre eux ayant notifié à son associé en société civile de moyens son retrait de la société et la rupture du contrat d'exercice en commun qui les liait, imagina de s'installer aussitôt à quelques pas de son ancien cabinet, et, forte d'un usage de la profession, mais en dépit d'une clause de non-rétablissement stipulée au contrat, y vint visser une plaque faisant mention du transfert. L'ancien associé demeuré dans les lieux déboulonna alors la chose et saisit le juge des référés pour voir interdire à son audacieuse consœur l'exercice de la profession en deçà du périmètre de 800 mètres stipulé par la clause. La demande principale fut accueillie par le juge des référés comme par la cour de Versailles. C'est la demande reconventionnelle en rétablissement de la plaque de transfert qui donne lieu à des précisions sur les usages de la profession. Ce qui retient l'attention, c'est que le juge des référés, quoique juge de l'évidence comme on aime à le nommer, consacre sans détours l'existence de l'usage. Il était plus précisément juge du manifestement illicite, qui, conformément aux dispositions de l'article 809 du Code de procédure civile, l'autorise à trancher même en présence d'une contestation sérieuse, dans la mesure toutefois où est évidente la violation d'une règle de droit. Encore faut-il relever que « l'usage invoqué n'[était] pas contesté ». La cour, statuant en référé, retient donc clairement comme acquise la règle coutumière qui, dans la profession, légitime l'apposition d'une plaque informant du transfert d'activité, même s'il eût fallu encore, pour retenir l'illicéité manifeste du trouble, que fût licite l'exercice professionnel de celui qui invoquait l'usage, ce que n'ont pas retenu les juges. Mais c'est bien la durée de 6 mois elle-même qui est ici fixée par l'usage, au contraire de celui invoqué dans l'arrêt de la cour de Paris du 20 septembre 2017 ( CA Paris, 20 sept. 2017) . Les faits y sont aussi simples que sont sommaires les motifs de l'arrêt. Le partnership (selon les termes-mêmes de la cour !) américain Nixon Peabody LLP et sa filiale londonienne ont conclu en 2008 avec des avocats français une association de type capital partnership (sic) pour l'ouverture d'un bureau d'avocats parisien, fermé en 2013 pour défaut de rentabilité. Une avocate associée du bureau de Paris, privée ainsi des moyens pour poursuivre l'exécution du contrat, mais bien qu'elle ait sans tarder rejoint un autre cabinet parisien, saisit le bâtonnier en réclamant des indemnités réparatrices des préjudices financier et moral soufferts, estimant, entre autres griefs qui ne mettaient pas en cause des usages, qu'elle aurait dû bénéficier d'un délai de prévenance de 6 mois La sentence rendue constate que ni le Règlement intérieur national (RIN), ni le Règlement du barreau de Paris ne contiennent de règle sur « l'existence d'un délai de prévenance lors de la fermeture de l'établissement secondaire d'un cabinet », mais se réfère aux « principes essentiels de la profession », parmi lesquels celui de « confraternité », au regard duquel il est « d'usage » de respecter un « délai de prévenance raisonnable », qu'elle fixe à 6 mois. Elle accorde alors des dommages-intérêts, l'avocate n'ayant été officiellement informée de la décision de fermeture du bureau que le 26 décembre 2012, cependant que dès le 7 janvier 2013 celui-ci était vide et ne comportait plus aucun moyen professionnel. La cour confirme par un attendu laconique : « La sentence du bâtonnier sera confirmée en ce qu'elle retient une durée de 6 mois pour ce délai reposant sur les principes essentiels de la profession ». D'un principe général, celui de confraternité, naît ainsi un usage propre à une situation particulière, la fermeture d'un bureau secondaire entraînant l'impossibilité pour les avocats qui y exerçaient de poursuivre dans leur barreau l'exécution de leur contrat d'association, et qui impose un délai de prévenance raisonnable au bénéfice de ces avocats. Mais le bâtonnier, puis le juge, n'ont pas estimé que l'usage consiste dans le respect d'un délai de 6 mois, seul le caractère raisonnable du délai de prévenance étant, semble-t-il, imposé par l'usage, sa durée devant dès lors être fixée au cas par cas, par l'appréciation souveraine de l'arbitre ou du juge. Une sorte de droit-gigogne en somme. La loi s'efface au profit du principe, puis l'on va du principe aux usages, et des usages... à la raison du juge. Principe, usage, raisonnable, les trois termes d'un droit, de plus en plus présent dans nos systèmes juridiques latins qui ne lui vouaient pas un a priori bien favorable, et qui veut s'émanciper de la dictature de la lettre... pour le triomphe de l'esprit ?