Publiées dans l'Hérault Judiciaire et Commercial



Pierre Alfredo

Avocat au barreau de Montpellier

Maître de conférences à l'université de Paris XII

Docteur en droit des universités de Montpellier et de Barcelone



Le transport routier de marchandises
mai 2000



La libéralisation du transport routier de marchandises est complète sur le territoire de l'Union européenne depuis le 1er juillet 1998, et la route est le moyen privilégié pour la livraison des marchandises dans les relations commerciales franco-espagnoles. Le trafic entre les deux pays atteint un volume considérable, ayant doublé au cours des 10 dernières années. Le mode routier représentait en 1997, en pourcentage du trafic d'échanges entre la France et la péninsule ibérique, 69% en tonnes, 82% en valeur, soit 22,2 millions de tonnes et, au seul poste frontière du Perthus, près de 7.000 poids lourds par jour (données fournies par la Direction Régionale de l'Équipement, observatoire des trafics au travers des Pyrénées, avril 1999).

Les problèmes nés du transport international de marchandises sont en conséquence nombreux et les textes applicables complexes. Pour beaucoup d'origine internationale (convention de Genève de 1956 applicable au contrat de transport routier international de marchandises) ou communautaire (règlement CEE n. 3820/85 du 20 décembre 1985 en matière de temps de conduite et de repos des conducteurs, ou règlement CEE n. 3821/85 relatif au chronotachygraphe), les préoccupations tenant à l'ordre public y ajoutent les réglementations internes des pays traversés. En outre, en Espagne, les Communautés Autonomes sont dotées de compétences en matière de transport routier (article 148-1-5° de la constitution de 1978). Conditions de travail, sécurité routière, marchandises spécifiques (transports exceptionnels, transport d'animaux, de matières inflammables, de produits pharmaceutiques…), relations commerciales entre les parties au contrat de transport… les difficultés à résoudre sont d'ordres très divers.


Le cadre juridique général est le suivant : quelques articles seulement du code civil espagnol (1601 à 1603) sont consacrés aux transports " par eau et terre aussi bien de personnes que de choses ", mais concernent exclusivement la responsabilité du transporteur pour les dommages causés aux choses objet du transport. Le code de commerce espagnol consacre quant à lui au " contrat commercial de transport terrestre " le titre VII du livre II relatif aux contrats commerciaux spéciaux, en tout, les articles 349 à 379. On y traite de la lettre de voiture (carta de porte), de la responsabilité du transporteur (appelé porteur), des risques (laissés à la charge de l'expéditeur (cargador) sauf clause contraire), des délais de réclamation (24 heures pour les défauts non visibles avant déballage), des retards, de la perte des marchandises, du gage et du droit de préférence du transporteur. Mais, en marge des dispositions codifiées, la loi n. 16/1987 du 30 juillet 1987, dite Ley de Ordenación del Transporte Terrestre (L.O.T.T.), constitue la loi de cadrage, très largement inspirée de notre loi d'orientation des transports intérieurs (LOTI). Elle est complétée par un décret d'application, le décret royal n. 1.221/1990 du 28 septembre 1990. Au dessus du droit interne, la convention de Genève relative au transport routier international de marchandises, du 19 mai 1956, dite CMR, a été ratifiée par l'Espagne le 12 septembre 1973, le protocole de modification du 5 juillet 1978 ayant été ratifié le 23 septembre 1982.

Pour ce qui est du droit espagnol, l'on peut, de manière synthétique, retenir que les dispositions du code de commerce régissent le contrat de transport, alors que celles de la L.O.T.T. et de son règlement d'application régissent l'activité de transport en elle-même et les activités complémentaires (agences, transitaires, dépositaires…). La L.O.T.T. a simplifié les contraintes administratives auparavant définies par de très nombreux textes épars, législatifs ou réglementaires.

Le code de commerce distingue le transporteur, qui effectue le transport, des intermédiaires, qui, quoique ne l'effectuant pas eux-mêmes, s'engagent à le faire effectuer. Mais l'article 379 déclare ces intermédiaires soumis, à l'égard de l'expéditeur, aux mêmes obligations que le transporteur lui-même.


La lettre de voiture

Chaque partie peut exiger l'établissement d'une lettre de voiture (carta de porte), dont la fonction n'est cependant que probatoire. Aux termes de l'article 350 du code de commerce, cette lettre devra mentionner les nom et domicile de l'expéditeur (cargador), du transporteur (porteador), et du destinataire (consignatario), la désignation des effets transportés, le prix, la date d'expédition, le lieu de livraison et les indemnités dues en cas de retard. Sur le fondement de l'article 351, qui autorise les entreprises soumises à des tarifs et délais réglementaires à ne remettre que de simples déclarations d'expédition faisant renvoi aux tarifs et règlements, les entreprises qui assurent des services sur des lignes régulières ont remplacé la carta de porte, par un document plus succinct, appelé le talón.
L'un comme l'autre sont des titres de tradition, c'est à dire qu'ils sont représentatifs des marchandises transportées, la circulation du document transmettant l'ensemble des droits sur ces dernières. Ils peuvent être établis à ordre, ou au porteur.


Droits et obligations des parties

L'expéditeur a en premier lieu l'obligation de remettre au transporteur l'objet du contrat. Il dispose après la remise d'un droit dit de disposition, qui l'autorise à interrompre le transport ou à modifier la consignación des choses transportées, sans pouvoir cependant modifier le lieu de livraison. La possibilité d'annuler le transport ne repose sur aucun texte spécifique, mais on a trouvé son fondement dans l'article 1594 du code civil qui autorise le donneur d'ordre dans un contrat de louage d'ouvrage à résilier unilatéralement le contrat, même en cours d'exécution, en demeurant seulement tenu à indemnisation. La possibilité de modifier la consignación est en revanche expressément retenue par l'article 360 du code de commerce. Le transporteur sera tenu de s'exécuter mais la novation devra faire l'objet d'un échange de carta de porte, dans le cas où elle aurait été établie à l'origine. Les frais occasionnés par la novation seront cependant à la charge de l'expéditeur.


L'obligation principale du transporteur est la remise des choses objet du transport au destinataire dans l'état où il les a reçues et, le cas échéant, dans les
délais fixés. Si aucun délai n'a été stipulé, il est tenu de transporter les effets avec " les premières expéditions de marchandises pareilles ou analogues qu'il ferait à l'endroit où il doit les livrer " (art. 358 c. com.). Si le destinataire, soit n'est pas trouvé au domicile indiqué sur la lettre de voiture, soit refuse le paiement des frais de transport (dans l'hypothèse d'un transport port dû), soit encore refuse de prendre possession des marchandises, le transporteur devra faire un dépôt judiciaire qui entraînera tous les effets de la remise effective (art. 369 c. com.).


Parmi les obligations accessoires du transporteur, on signalera celle de garde des marchandises qui subordonne le régime de responsabilité, celle de respecter pendant le transport les lois et règlements de l' " administration publique ", celle encore de ne pas modifier le trajet éventuellement stipulé, sauf cas de force majeure (art. 359 c. com.).


L'article 262-2 du code de commerce autorise le transporteur à procéder à la vente judiciaire des effets transportés lorsqu'ils courent, en raison de leur nature, ou d'un accident, un risque de perte.


Le droit essentiel du transporteur est, bien sûr, celui de percevoir le prix du transport. Afin de le garantir, le code met en œuvre les mécanismes suivants : en premier lieu, 24 heures après la remise des marchandises, ou, et surtout, le dépôt judiciaire valant remise, le transporteur pourra faire procéder à leur vente aux enchères publiques, en quantité suffisante pour couvrir le prix du transport et les frais ; en second lieu, le transporteur jouit d'un privilège, les effets transportés seront spécialement affectés au paiement du prix du transport et des frais, ce privilège spécial prescrivant (cependant que, bien entendu, le droit chirographaire à paiement demeure), huit jours après la livraison (art. 375 c. com.). Et l'article 376 ajoute que ce droit de préférence ne sera pas " interrompu " par la faillite du destinataire.


Les droits et obligations du destinataire

Bien que n'étant pas partie au contrat, le destinataire en tire des droits. La doctrine dispute de cette figure juridique particulière : contrat en faveur de tiers, gestion d'affaires, droits ex lege… Mais il demeure néanmoins certain que, du seul fait qu'il soit mentionné au contrat conclu entre des tiers (le transporteur et l'expéditeur), le destinataire peut prétendre à la remise effective de la chose (art. 368 et 370 c. com.). De même, lui est reconnue la faculté " d'abandon " des marchandises, si elles sont affectées de défauts les rendant impropres à leur usage, ou si, par la faute du transporteur, elles sont livrées hors délai. La conséquence de l'abandon est le paiement par le transporteur du prix des marchandises, aboutissant ainsi à une forme de vente forcée (deje de cuenta).

Si à la livraison le destinataire refuse de prendre possession des marchandises, ne s'estimant pas lié par le contrat, il demeurera étranger à celui-ci et aucune obligation ne saurait en conséquence en résulter à sa charge. Mais qu'il accepte d'entrer en possession, et il deviendra partie au contrat, tenue, le cas échéant, au paiement du prix et des frais du transport.


Risques et responsabilité

Sauf convention contraire, c'est l'expéditeur qui supportera les risques de perte de la chose transportée en cours de transport par cas fortuit ou force majeure, mais la charge de la preuve incombe cependant au transporteur de ce qu'un cas fortuit ou de force majeure est bien à l'origine de la perte ou détérioration des marchandises (art. 361 c. com.). Le code de commerce ne fait sur ce dernier point que reprendre la solution recueillie par l'article 1602 du code civil.

En dehors des cas fortuit ou de force majeure, l'article 363 pose le principe de la responsabilité du transporteur, tenu à "livrer les effets chargés dans l'état dans lequel, selon la lettre de  voiture, ils se trouvaient au moment de les recevoir, et à défaut, à payer la valeur qu'auraient ceux non livrés ". Ainsi, si les marchandises sont détruites ou détériorées lors d'un accident, si elles sont perdues, si elles sont volées même, le transporteur devra en payer le prix, l'article 372 alinéa 2 du code de commerce grevant les moyens de transport d'un privilège en garantie du paiement de cette indemnité.
En revanche, la réclamation doit intervenir au moment de la livraison, ou, si l'emballage ne permettait pas de constater les dommages, dans les 24 heures, à peine de forclusion (art. 366 c. com.). Par ailleurs, ce système de responsabilité présente l'avantage pour le transporteur, par rapport au régime de droit commun de la responsabilité contractuelle, de limiter les dommages-intérêts à la seule valeur des marchandises, sauf comportement dolosif.


En ce qui concerne les retards dans la livraison, le transporteur n'engage sa responsabilité qu'en cas de dol ou de faute de sa part, mais,
conformément à l'article 1107 du code civil, il devra indemniser l'intégralité du préjudice souffert, sauf à ce que l'indemnité ait été fixée dans la lettre de voiture (art. 370 c. com.).


Le délai de prescription des actions en responsabilité contre le transporteur, relativement bref, est fixé à un an à compter de la livraison (art. 952 c. com.), étant rappelé que l'introduction de l'instance dans ce délai d'un an suppose qu'une réclamation préalable ait été faite soit à réception des marchandises, soit au plus tard dans les 24 heures, lorsque l'emballage ne permettait pas de déceler les  dommages.