La Semaine Juridique Entreprise et Affaires 24 octobre 2019 (1482)



 Pierre Alfredo

Maître de conférences à la faculté de droit de Montpellier

Avocat au barreau de Montpellier



6. - Preuve du contrat verbal.
- L'usage veut qu'en matière agricole la preuve des obligations soit libre même contre les non-commerçants. C'est le sujet de deux décisions de cours d'appel qui gagnent à être rapprochées. La chose n'est pas en effet sans nuances. La première espèce (CA Grenoble, 1re ch. civ., 28 mai 2019, n° 18/02086 : JurisData n° 2019-009394) opposait une demanderesse commerçante, la société Établissement P. (venant aux droits d'Agri Drôme) à une société civile, l'EARL D. Frères, pour le paiement d'une facture du 31 décembre 2013 d'un montant supérieur à 1 500 €, émise en exécution d'un contrat verbal de vente de produits agricoles et phytosanitaires. S'agissant d'un acte mixte, la preuve contre l'EARL D. Frères, le cocontractant non-commerçant, aurait dû être rapportée par écrit, conformément aux dispositions de l'article 1341 du Code civil (devenu C. civ., art. 1359). Mais la cour d'appel, pour infirmer le jugement attaqué et faire droit aux demandes de la société Établissement P., retient qu'il « est constant qu'en matière agricole, l'usage autorise les parties, en cas de relations d'affaires suivies, à conclure verbalement des ventes d'aliments ou de produits agricoles ou phytosanitaires ». Pour poser ainsi une règle coutumière qui pourrait sembler contre le texte de la loi, la cour rappelle néanmoins auparavant les exceptions prévues par cette dernière lorsqu'il existe un commencement de preuve par écrit ou « une impossibilité matérielle ou morale de se procurer une preuve littérale ». Des documents signés par le mandataire apparent de l'EARL D. Frères ont pu suffire à constituer le commencement de preuve par écrit, mais surtout, l'usage invoqué a pu caractériser l'impossibilité morale de se procurer un écrit, réconciliant ainsi l'usage avec la loi. C'est en tout cas cette dernière analyse qu'avait validée la Cour de cassation (Cass. 3e civ.., 22 mars 2011, n° 09-72.426, P : JurisData n° 2011-004359) en prêtant à l'arrêt attaqué (CA Bourges, ch. civ., 24 sept. 2009, n° 09/00082, SA Alternagro c/ EARL du Haut Verneuil : JurisData n° 2009-021909) une motivation qu'il n'avait pas même exprimée. La solution n'était pas nouvelle (Cass. 1re civ., 15 avr. 1980, n° 79-10.328, P). Mais, comme ces arrêts, la facture d'Agri Drôme était antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations (Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016, préc.). Le nouvel article 1360 ajoute une troisième exception à la nécessité de rapporter la preuve littérale des contrats portant sur une somme supérieure à 1 500 € ; c'est lorsqu'il « est d'usage de ne pas établir un écrit », en sorte que l'usage se suffit désormais à lui-même, sans qu'il soit nécessaire d'y discerner une hypothétique impossibilité morale de se procurer une preuve littérale. Mais est vouée à l'échec toute tentative d'aller au-delà, en prétendant que l'usage qui permet en matière agricole d'écarter l'exigence d'un écrit pourrait dispenser de rapporter la preuve de l'existence du contrat, ou que la production de simples factures suffirait à y satisfaire. C'est ce que, comme l'a aussi jugé la cour d'appel de Lyon (CA Lyon, 6e ch. 12 oct. 2017, n° 16-04845), rappelle la deuxième espèce rapportée (CA Rennes, 2e ch., 22 mars 2019, n° 15/09842). L'affaire opposait cette fois-ci deux sociétés commerciales, ce qui suffisait à rendre recevable la preuve par tous moyens. L'usage en matière agricole n'était donc pas invoqué pour l'autoriser, mais, à la vérité, pour opérer un renversement de la charge de la preuve telle qu'elle résulte de l'article 1353 du Code civil (ex-1315 encore applicable à l'espèce), qui la fait supporter par celui qui réclame l'exécution d'une obligation. Nul ne pouvant se constituer une preuve à lui-même, la cour d'appel de Rennes confirme le jugement qui a débouté une demanderesse n'ayant produit qu'une facture et une mise en demeure, en rappelant que l'usage en matière agricole « ne saurait avoir pour effet de dispenser de rapporter la preuve, par tous moyens, de l'existence de l'obligation invoquée ».